GRAND RÉCIT – Le corps expéditionnaire français a accompli des prouesses face aux Allemands pendant la campagne d’Italie, marquée par la libération de Rome (4-5 juin 1944). Occultés par le Débarquement en Normandie, ces succès ont pourtant permis aux Français d’être pris au sérieux au plan militaire par les Américains. Et redonné sa fierté à l’armée française.
Les Américains voulaient se réserver l’honneur d’entrer les premiers à Rome, les 4 et 5 juin 1944, mais les Français ont renâclé et pénétré presque en même temps dans la Ville éternelle. Surtout, les tours de force de l’armée française en Italie, les mois précédents, dans la région de Monte Cassino, contribuèrent grandement à cette victoire commune. Le général Clark, qui commandait la 5e armée américaine sur le front italien, a déclaré que le corps expéditionnaire français a «ajouté un nouveau chapitre d’épopée à l’histoire de France».
L’armée française revenait de loin. En mai-juin 1940, le pays vainqueur de 1918, fier de posséder « la première armée du monde », comme on disait à l’époque, s’était effondré en 42 jours. Malgré d’héroïques résistances individuelles, la France avait eu la brutale révélation que son outil militaire était obsolète. Six à huit millions de civils avaient fui l’avancée fulgurante de l’envahisseur et ses bombardements. À la signature de l’armistice, le 22 juin 1940, 60.000 soldats de l’armée française ont été tués (et 10.000 civils). Environ 1,8 million de soldats français sont faits prisonniers et 1,5 million d’entre-eux partent en captivité en Allemagne.
Certes, des soldats de la France libre, regroupés autour de De Gaulle, poursuivent ensuite la guerre aux côtés des Britanniques. À Bir Hakeim (Libye), du 27 mai au 11 juin 1942, sous le commandement du général Koenig, leur défense face aux assauts de l’Afrika Korps de Rommel suscite l’admiration dans le monde entier. Mais, après deux ans d’existence, les effectifs combattants de la France libre, composés de soldats engagés dès l’été 1940, de volontaires venus clandestinement de métropole et d’unités formées dans les colonies ralliées à De Gaulle (Tchad, Cameroun, Congo, Tahiti, Nouvelle-Calédonie, Saint-Pierre-et-Miquelon) sont encore modestes.
Le 8 novembre 1942 marque une rupture. Les Anglo-Américains débarquent au Maroc et en Algérie. Les forces françaises obéissant au régime du maréchal Pétain résistent puis, le 10 novembre, l’amiral Darlan, ancien chef du gouvernement de Vichy, présent à Alger, ordonne un cessez-le-feu. En contrepartie, les Américains le reconnaissent comme commandant civil et militaire en Afrique du Nord « au nom du maréchal ». Hitler riposte en envahissant, en France, la « zone libre ». La flotte française se saborde à Toulon pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi.
L’armée d’armistice est dissoute par les Allemands (l’armistice du 22 juin 1940 avait autorisé le gouvernement français de l’époque à conserver 100.000 soldats de l’armée de terre dans la zone non occupée de la métropole, la flotte de guerre, quelques unités aériennes symboliques et 300.000 soldats disséminés dans l’Empire). Les mois qui suivent, dans l’ancienne « zone libre », un nombre significatif de militaires de carrière qui avaient appartenu à l’armée d’armistice passent dans la clandestinité (certains avaient soustrait du matériel aux commissions chargées de faire appliquer les clauses militaires de l’armistice et l’avaient caché dans l’espoir de reprendre un jour la lutte). Ils gagnent les maquis en formation (par exemple le lieutenant Tom Morel, alors âgé de 27 ans, qui deviendra le chef du maquis des Glières en Haute-Savoie et sera tué en mars 1944). D’autres s’efforcent de rallier l’Afrique du nord.
Pendant ce temps, une lutte pour la légitimité s’engage à Alger. Darlan est tué par un jeune royaliste (24 décembre 1942), jugé, condamné à mort et fusillé le surlendemain avec une hâte qui a suscité la suspicion. Le général Giraud, imposé par Churchill et Roosevelt, succède alors à Darlan comme commandant civil et militaire en Afrique du nord. Il est auréolé du prestige d’avoir réussi à s’évader, huit mois plus tôt, de la forteresse de Königstein en Allemagne, située près de Dresde (tous les généraux français faits prisonniers en 1940 avaient été regroupés dans cette forteresse sous haute surveillance). Un duel oppose bientôt De Gaulle et Giraud, ainsi que leurs partisans respectifs, pour incarner l’autorité politique française.
Mais dans le domaine militaire qui seul nous intéresse ici, c’est le général Juin, commandant des forces terrestres en Afrique du nord, qui le 17 novembre 1942, ordonne aux unités françaises de Tunisie d’engager le combat contre Allemands et Italiens. Juin rompt ainsi avec son attitude antérieure, Les forces de Rommel, venues de la Libye voisine, étaient entrées en Tunisie dès le 9 novembre, une fois connue la nouvelle du débarquement anglo-américain en Algérie et au Maroc. Or les unités de l’armée française présentes en Tunisie, obéissant à l’instruction initiale de Juin de rester neutres et d’éviter le contact, s’étaient alors retirées sur la dorsale montagneuse dans l’ouest du pays et avaient attendu les ordres de leur chef. Puis, le 17 novembre 1942 et les jours suivants, l’armée française d’Afrique bascule donc du côté allié. La décision de reprendre la guerre contre Allemands et Italiens semble avoir été accueillie avec joie par ses cadres, désireux de laver l’humiliation de 1940 et rassérénés par l’évolution du rapport de force entre Alliés et forces de l’Axe.
À la conférence de Casablanca (qu’on appelle aussi la conférence d’Anfa), au Maroc, en janvier 1943, qui réunit Roosevelt, Churchill, Giraud et de Gaulle, le président américain accepte de doter l’armée d’Afrique d’un armement et d’un équipement aussi modernes que ceux des G.I. Il est décidé de refonder ou constituer sept divisions d’infanterie et quatre divisions blindées, puis de les entraîner aux conditions de la guerre expérimentées depuis le début du conflit mondial. Les intéressés vont pouvoir, peu à peu, abandonner leurs célèbres casques Adrian, qu’ils portaient toujours (ce casque avait été conçu en 1915, et sa version 1939 restait fidèle au modèle initial), hormis des «traditionalistes» qui préféreront le conserver. Ils quitteront sans regret capotes élimées et bandes molletières. Et diront adieu à leurs mitrailleuses Hotchkiss modèle 1925, aussi bien qu’aux pièces d’artillerie tirées par des chevaux et aux chariots de l’intendance.
Giraud entouré de son état-major, le général Prioux, major général et le général Juin organisent la « mise à niveau » de l’armée d’Afrique (l’expression, d’époque, désigne les unités de la seule Afrique du nord). Les Français découvrent la puissance de l’industrie de guerre et de la logistique américaines. Leurs unités sont recomposées pour réunir dans des «groupements tactiques», à l’image de l’US Army, des armes de mêlée (infanterie et blindés) et des armes d’appui (artillerie, génie, transmissions) qui peuvent, en fonction des nécessités du combat, être transférées d’une division ou d’un régiment à un autre, comme le souligne l’historien Tristan Lecoq. Dans le jargon militaire actuel, on dirait que la nouvelle unité de base de l’armée française était «interarmes» et «interopérable».
L’aide des Etats-Unis à la renaissance de l’armée française a une contrepartie: elle se trouve placée sous le commandement des états-majors alliés, c’est-à-dire américains et britanniques. Les unités françaises, insérées dans un immense dispositif, devront respecter la planification des opérations, l’organisation des forces et les décisions d’engagement, qui sont de la seule autorité du général Eisenhower, de son homologue anglais et de leurs subordonnés directs.
Reste le problème crucial des effectifs. Les généraux français de l’armée d’Afrique ont un besoin éperdu d’hommes. Les 1,3 million de prisonniers de guerre toujours captifs en Allemagne en 1943 lui manquent cruellement. Pour surmonter ce handicap autant qu’il est possible, Giraud mobilise de façon massive ceux qu’on appellera plus tard les « pieds-noirs » (le terme n’existe pas à l’époque) : 23 classes sont appelées sous les drapeaux, soit tous les citoyens français de 19 à 42 ans nés en Algérie, Européens et Juifs (le décret Crémieux qui avait accordé la citoyenneté française en 1870 à ces derniers, abrogé par Vichy, venait d’être rétabli). Il en va de même des Français du Maroc et de Tunisie. L’Armée d’Afrique dispose ainsi de 150.000 nouvelles recrues. Proportionnellement à la population concernée (un peu plus d’un million de personnes), c’est un taux de mobilisation énorme (plus de 16%). Or force est de constater que le sang versé par les Français d’Algérie, du Maroc et de Tunisie pour libérer la métropole n’est jamais évoqué, faute d’avoir trouvé son cinéaste.
Plus de 3.000 Françaises présentes en Afrique du nord se portent aussi volontaires pour rejoindre les forces auxiliaires. Par ailleurs, parmi les nombreux Français qui quittent clandestinement la métropole occupée, traversent l’Espagne et font souvent un séjour dans les prisons du général Franco avant de pouvoir atteindre leur destination (c’est ce qui arrive au futur journaliste et écrivain Lucien Bodard, incarcéré un temps au camp de Miranda, et qui racontera cet épisode dans son premier livre, La mésaventure espagnole), 19.000 Français gagnent l’Afrique du nord pour s’enrôler. De surcroît, après la libération de la Corse (septembre-octobre 1943) par les habitants insurgés et un minuscule corps expéditionnaire envoyé par le général Giraud, tous les Corses de 20 à 28 ans sont mobilisés.
Enfin, la France libre obtient le ralliement des derniers éléments de l’Empire encore contrôlés par Vichy (la Guyane en mars 1943, la Martinique ainsi que la Guadeloupe en juillet 1943). Dans ces très anciennes colonies, plusieurs milliers de jeunes gens avaient déjà quitté leurs foyers clandestinement depuis trois ans pour rejoindre De Gaulle, surnommé par eux « le général micro ». La réalisatrice Euzhan Palcy a raconté leur aventure dans un beau film, Parcours de dissidents (2010)
Le 3 juin 1943, de Gaulle et Giraud sont devenus coprésidents du Comité français de libération nationale (CFLN) et ce dernier reçoit le titre de commandant en chef de l’armée française. En août, le principe de la fusion des Forces françaises libres et des forces rentrées dans la guerre en novembre 1942 est arrêté. Selon Christine Levisse-Touzé, les premières représentent alors 70.000 hommes et les secondes 230.000 (ce chiffre regrouperait, pour deux tiers, l’armée d’Afrique, elle-même composée, suivant l’estimation généralement retenue, de 52% de Maghrébins et de 48% de Français, et, pour un tiers, les troupes coloniales de l’Afrique occidentale française). Ces 300.000 soldats déjà sous l’uniforme et pour beaucoup aguerris vont ainsi recevoir le renfort des 176.000 citoyens français mobilisés en Afrique du nord, des engagés volontaires venus clandestinement de métropole puis des jeunes Corses mobilisés.
Dès février 1943, les prémices de l’union entre Français libres et armée d’Afrique avaient eu lieu pendant la campagne de Tunisie. Le XIXe corps d’armée du général Koeltz, lui-même sous les ordres du général Juin, conduit une action retardatrice pour permettre, notamment, à la colonne Leclerc et à la 1e division française libre du général de Larminat d’arriver de Libye et de prendre part à la campagne. Non sans mal, ces soldats font taire, face à l’ennemi commun, les rancœurs nées de leurs attitudes opposées face à l’armistice du 22 juin 1940.
Les griefs réciproques étaient en effet nombreux. Les officiers de carrière gaullistes avaient été condamnés à des peines de prison par contumace par les tribunaux militaires du régime de Vichy voire à des déchéances de nationalité pour refus d’obéissance et désertion. Quelques-uns avaient même été condamnés à mort par contumace pour trahison et leurs biens confisqués. Ces Français libres tenaient les cadres de l’armée d’Afrique non seulement pour des maréchalistes, mais aussi pour des partisans de la «Révolution nationale», fidèles à un régime qui collaborait avec l’Allemagne nazie. Les officiers de l’ancienne armée d’armistice, de leur côté, voyaient les Français libres comme des dissidents qui avaient porté atteinte à la discipline militaire en suivant De Gaulle, accepté l’attaque de la flotte française par la Royal Navy à Mers-el-Kébir en juillet 1940 puis ouvert le feu sur leurs camarades en Syrie en juin 1941. Cette animosité réciproque sera peu à peu surmontée par la lutte côte à côte sur les champs de bataille, sans jamais, parfois, tout à fait disparaître (De Gaulle évincera par exemple, dès l’été 1943, le général Prioux, resté ouvertement pétainiste puis confiera l’épuration de l’armée aux tribunaux militaires à partir de novembre 1943).
Quoi qu’il en soit, en mai 1943, soldats américains, britanniques et français désormais unis entrent à Tunis : 250.000 Allemands et Italiens se rendent, soit autant qu’à Stalingrad, mettant fin à la guerre en Afrique. Au même moment, le 27 mai 1943, dans Paris occupé, le Conseil national de la Résistance (CNR) tient clandestinement sa réunion fondatrice 48 rue du Four (VIe) sous la présidence de Jean Moulin. Et ses membres adoptent une longue motion, rédigée par Georges Bidault, où le CNR, notamment, «constate avec une joie immense la libération totale de l’Afrique du Nord, par la victoire des armées Alliées, Anglaises, Américaines et Françaises. Cette victoire, venant après les magnifiques succès remportés par l’armée de l’Union Soviétique, apporte aux Français qui luttent sur le sol national une grande espérance».
Deux mois plus tard, les Alliés débarquent en Sicile (10 juillet 1943) et les unités françaises ne jouent qu’un rôle mineur dans cette campagne, qui s’achève par la prise de Messine (10 août 1943). Dès septembre, les Anglo-Américains débarquent en Calabre, à Salerne (au sud de Naples) et à Tarente (Pouilles). La situation de l’Italie est alors très confuse. Le 25 juillet 1943, Mussolini a été destitué puis arrêté sur ordre du roi Victor-Emmanuel III. Après des négociations secrètes, un armistice avec les Alliés aux allures de reddition sans condition de l’Italie est rendu public (8 septembre). Les Allemands ripostent, prennent le contrôle de l’Italie jusqu’à Naples et désarment leurs anciens alliés. Ils multiplieront les crimes de guerre contre les civils. Le roi et le gouvernement, désormais dirigé par le maréchal Badoglio, fuient Rome précipitamment pour se réfugier à l’extrémité sud du pays, à Brindisi (Pouilles), dans la zone déjà occupée par les Anglo-Américains. Puis le gouvernement italien déclare la guerre à l’Allemagne (13 octobre).
L’armée italienne, à partir du 8 septembre, se désagrège. Nombre de soldats italiens sont internés par l’occupant nazi et envoyés dans le Reich comme travailleurs forcés. D’autres combattent à leurs côtés dans le nord et le centre du pays sous l’autorité nominale de Mussolini, libéré par les Allemands et qui fonde la République de Salo (23 septembre 1943). Certains, dans ces mêmes régions, rejoignent la résistance italienne. Beaucoup ne prennent pas parti, désertent et se cachent. D’autre encore, fidèles au gouvernement du roi, luttent contre les Allemands aux côtés des Alliés. L’Italie ajoute ainsi, aux armées étrangères qui se battent sur son sol, une guerre civile. La population a faim, vit dans la peur des Allemands mais craint aussi les bombardements alliés qui frappent les grandes villes. Le pays s’enfonce dans le chaos et la misère.
C’est dans ce contexte que, le 19 novembre 1943, les premiers éléments du corps expéditionnaire français commandé par le général Juin débarquent à Naples. Les effectifs du corps expéditionnaire français en Italie s’élèveront à 31.000 soldats en janvier 1944, 72.000 en mars, 110.000 en mai et 120.000 en juillet. Le dispositif initial est composé de la 2e Division d’infanterie marocaine (2e DIM), la 3e Division d’infanterie algérienne (3e DIA), la 4e Division marocaine de montagne (4e DMM) et la 1ère division d’infanterie motorisée (1ère DIM, nom officiel, désormais, de la première Division française libre). Trois groupements de Tabors marocains, les goumiers, en grande majorité berbères, sont également affectés à ces divisions.
Au sein de chaque unité, on trouve, dans des proportions variables, des Maghrébins (Marocains, Algériens et Tunisiens) et des Français («pieds-noirs», militaires de carrière issus de métropole ou d’Algérie). La 2e DIM et la 3e DIA comportent 52-53% de Maghrébins et 48-47% de Français. Au sein de la 4e DMM, la part des Maghrébins est plus élevée (58% et 42% de Français), mais la proportion est inverse dans la 1e DIM. Les Français sont fortement majoritaires dans les blindés, l’artillerie et les transmissions. Le général Juin, pour sa part, est un Français d’Algérie, qui a grandi à Constantine. Condisciple de De Gaulle à Saint-Cyr, major de sa promotion en 1912, il sera vite très apprécié par ses hommes (on dispose de nombreux témoignages de sa popularité).
Le corps expéditionnaire français a des effectifs trop modestes pour prétendre constituer une armée. Ses unités intègrent la 5e armée américaine commandée par le général Clark, qui combat en Italie aux côtés de la 8e armée britannique de Montgomery. Clark a servi en France en 1918 et est un proche du général Eisenhower. Les soldats du général Juin rejoignent la ligne de front et occupent les positions prescrites par le général américain. Ils font face à l’une des lignes de défense érigées par la Wehrmacht au nord-ouest de Naples, la ligne Bernhardt. Les Allemands se préparent à l’offensive des Alliés et occupent en priorité les points hauts de cette région montagneuse. Ils fortifient, obstruent et minent des pans entiers des monts Apennins, dédale de chaînons qui offrent un avantage précieux pour la défense.
La 5e armée américaine comprend déjà 5 divisions d’infanterie et une division de parachutistes, renforcés par 3 divisions britanniques. Dans l’esprit du général Clark, les Français sont donc destinés à jouer un rôle accessoire. Mais, dans les montagnes des Abruzzes qui forment l’arrière-pays de Naples, la 34e division d’infanterie américaine est stoppée par la résistance de troupes allemandes aguerries. Juin convainc Clark que «ses» goumiers, habitués aux rudes montagnes du Moyen Atlas, feraient merveille sur ce terrain difficile. L’Américain lui donne son feu vert.
Commandée par le général André Dody, la 2e Division d’infanterie marocaine est engagée le 16 décembre 1943. Ses goumiers forment l’avant-garde et les flancs de la troupe. Malgré le temps exécrable, l’assaut est donné. « Le combat s’exaspère en une lutte acharnée à la grenade, à la baïonnette et au poignard », raconte le site Theatrum Belli. Le 21 décembre, les sommets du mont Pantanaro sont enlevés à l’ennemi. Le 26, après un nouveau corps à corps avec un bataillon de chasseurs de la 5e division de montagne autrichienne, la dernière poche de résistance allemande succombe. Les goumiers inspirent dès lors une grande considération au général Clark. Et de l’appréhension aux soldats de la Wehrmacht qui leur font face. Les mois suivants, les hommes du général André Dody vont multiplier les faits d’armes, en particulier lors d’attaques par surprise de nuit.
Les Alliés butent bientôt sur la ligne Gustav, la plus puissante des lignes de défense édifiées par les Allemands sur 150 kilomètres depuis la mer Tyrrhénienne jusqu’à l’Adriatique, pour barrer la route de Rome aux Alliés. Le cœur du dispositif défensif allemand, aux confins du Latium et de la Campanie, entoure une colline dominant la vallée allant de Rome à Naples. Au sommet de cette colline, Monte Cassino, s’élève le monastère le plus ancien d’Italie, fondé au VIe siècle par Saint-Benoît lui-même : la célèbre abbaye bénédictine du Mont-Cassin et ses trésors artistiques.
Pendant que se déroulent plusieurs assauts sanglants et infructueux des Alliés contre ce verrou, Clark confie une mission de sacrifice au général Juin. Il s’agit d’attaquer un mont au nord-est de Monte Cassino, le sommet du Belvédère, qui domine une voie d’accès unique et fortifiée. Clark presse Juin d’agir dans 24 heures en raison de la gravité de la situation (les Anglo-Américains ont débarqué à Anzio, à 60 kilomètres de Rome, mais sont contenus et les Américains subissent par ailleurs une défaite sur la rivière Rapido). Le Français, lui, avait prévu de lancer un assaut dans un autre secteur. L’offensive contre le sommet du Belvédère est donc une mission de diversion pour soulager la pression allemande sur les autres fronts. Les délais imposés et les moyens disponibles donnent à cette attaque un caractère presque impossible.
Le 25 janvier 1944, à 6h30, la 3e division d’infanterie algérienne commandée par un nom illustre du corps expéditionnaire, le général de Monsabert, s’élance vers le sommet du Belvédère. Assauts et contre-attaques se succèdent pendant une semaine, parfois au corps à corps, pour conquérir ou conserver pitons rocheux et villages.Le sommet du Belvédère est pris, à la grande surprise de l’état-major allié. Puis, à court de munitions et sans renforts, les unités françaises ne peuvent exploiter ce succès et se replient. Le 4e Régiment de tirailleurs tunisiens, à lui seul, a perdu 1.500 hommes et son colonel.
Les Alliés piétinent ensuite dans la région pendant quatre mois. Quatre offensives échouent tour à tour. Le 15 février, 140 forteresses volantes américaines déversent 40 tonnes de bombes sur le célèbre monastère. Ce bombardement massif tue des centaines de civils réfugiés là et détruit un patrimoine inestimable. Loin d’offrir une perspective de percée aux Alliés, il transforme le site en position défensive idéale pour les parachutistes allemands qui se retranchent aussitôt dans ses ruines.
Cet hiver, la pluie est diluvienne, spectaculaire. Le célèbre soleil d’Italie a disparu. Camions et chars s’embourbent. Des rivières sont en crue. Certains soldats ont les pieds gelés à cause de la neige. Il faut à tout prix débloquer la situation. Le général Juin, qui a acquis l’estime de Clark, le convainc de confier aux Français une attaque-surprise des monts Aurunces, à 25 kilomètres au sud-ouest de Monte-Cassino. Il s’agit, dans ce secteur où les Allemands ne les attendent pas, de conduire une vaste manœuvre enveloppante pour encercler les défenseurs de Monte-Cassino. Au même moment, Américains mais aussi Britanniques, Canadiens et Polonais de la 8e armée feront diversion. L’opération est soigneusement préparée.
Après une puissante préparation d’artillerie, les 100.000 soldats que compte désormais le corps expéditionnaire français passent à l’offensive dans la nuit du 11 au 12 mai 1944, presque 4 ans jour pour jour après le début de l’offensive allemande contre la France le 10 mai 1940. Le 12 mai, sur la rivière Garigliano qui donnera son nom à la bataille, la division de Monsabert se distingue et emporte Castelforte. Cinq jours plus tard, le chef des armées allemandes sur le front italien, le maréchal Kesserling, ordonne à ses troupes d’abandonner le secteur de Monte-Cassino de crainte de voir la manœuvre des Français réussir (le monastère lui-même, en ruine, est pris de haute force par les Polonais). Juin a démontré ses qualités de stratège (il sera élevé à la dignité de maréchal de France en 1952). La route de Rome est enfin ouverte.
Les magnifiques faits d’armes du corps expéditionnaire vont cependant être ternis, dans l’immédiat après-guerre, par des accusations de viols, qui auraient été perpétrés pour la plupart dans un temps très court, après la bataille de Monte-Cassino, dans le Bas-Latium. La réalité de viols est avérée, comme hélas dans toute guerre. L’incertitude, persistante aujourd’hui, porte sur leur nombre et les causes de ces crimes. La conviction que ces viols ont été particulièrement nombreux et commis en majorité par des soldats marocains de l’armée française est très vivace en Italie, comme l’atteste le mot qui prétend les désigner, «Marocchinate» (sic). Le film La Ciociara (1960) de Vittorio De Sica avec Sophia Loren et Jean-Paul Belmondo, d’après le roman éponyme d’Alberto Moravia publié en 1957, le raconte. Mais cette mémoire a aussi parfois été instrumentalisée, et le sujet demeure délicat et polémique.
Il semble vraisemblable que ces viols, souvent commis en réunion, aient été en effet nombreux immédiatement après la victoire de Monte-Cassino. Les pertes élevées parmi les officiers de troupe lors de certains engagements, en particulier la bataille du Garigliano, ont entraîné, en certains endroits, la disparition temporaire de tout encadrement et ont pu, pendant ce laps de temps, contribuer à un relâchement voire une suspension temporaire de la discipline. Un phénomène de «décompensation» de certains soldats perdant tous leurs freins moraux après les mois de souffrances endurées dans les montagnes, lorsque ceux-ci sont arrivés dans la région de Frosinone, a été évoqué (Julie Le Gac, Vaincre sans gloire – Le corps expéditionnaire français en Italie, Les Belles Lettres/Ministère de la défense, 2013).
Rien ne conduit en revanche à supposer que le commandement, ou simplement des officiers isolés, aurait donné un feu vert implicite ou fermé les yeux. Au contraire, d’après les éléments disponibles, tout au cours de la campagne, une trentaine de soldats, pris en flagrant délit par des cadres, ont été aussitôt fusillés. En outre, après enquête de la prévôté, de nombreuses informations judiciaires ont été ouvertes par les juridictions militaires pour ces crimes contre des civils. Si l’on excepte quelques ordonnances de non-lieu, la justice militaire a prononcé 19 acquittements, 125 condamnations pour viols, 12 pour attentats à la pudeur et 17 pour assassinat (ces chiffres sont issus d’une étude statistique menée au sein des archives de la justice militaire et publiée en octobre 1994). S’agissant des peines, une exécution capitale a été prononcée et, pour les autres condamnés, des peines de prison ou de travaux forcés ont été infligées.
Après-guerre, les nouvelles autorités italiennes, pour leur part, ont soutenu que 1.159 viols avaient été perpétrés par des soldats alliés (toutes nationalités confondues) entre 1943 et 1947 et ont imputé 973 d’entre-eux à des soldats du corps expéditionnaire français. Face aux protestations du gouvernement italien après-guerre, l’armée a institué un service d’indemnisation. Celui-ci a été saisi de 1.488 demandes d’indemnisation pour viols (pas toutes estimées fondées) et de près de 4.600 demandes pour vols et pillages jusqu’en juillet 1947. À titre de comparaison, si l’on en croit Robert J. Lilly, 3.600 viols auraient été commis par des G.I. en France et 11.000 en Allemagne (La face cachée des G.I., Payot, 2022). De la part de l’Armée rouge, les viols des Allemandes ont eu un caractère systématique et dépassent sans doute le million (le chiffre de 2 millions a été avancé).
«Le nombre précis des viols en Italie est encore aujourd’hui impossible à déterminer. Les témoignages vérifiés sont rarissimes, les archives muettes ou incomplètes», estime un historien, qui préfère garder l’anonymat tant le sujet reste sensible. «Pour compliquer le dossier, l’affaire de ces viols est souvent confondue avec celle de la prostitution. Il est arrivé que des mères qui n’avaient rien à manger «proposent» des adolescentes à des soldats alliés, comme le raconte Malaparte dans son livre «La peau»» , argumente cet historien.
Les premiers éléments de la 3e Division d’infanterie algérienne et de la 1re Division française libre entrent à Rome le 5 juin. Alors que survient le Débarquement en Normandie, l’armée française, accueillie en libérateurs par des Romains délirant de joie, découvre le Colisée et la Piazza Navona.
On cherche qui désigner pour hisser le drapeau tricolore sur le Palais Farnèse, siège de l’ambassade de France. Cet honneur échoit à un soldat du rang de 20 ans, Paul Poggionovo. C’est un Corse, ancien résistant dans l’île de Beauté et qui a joué un rôle notable dans l’insurrection de septembre-octobre 1943. Il a ensuite devancé l’appel. Une photo du Service cinématographique de l’armée montre le jeune homme hissant les trois couleurs au balcon du Palais Farnèse. Il tombera cent jours plus tard en Haute-Saône, dans les combats pour la libération de la France, et repose au cimetière du village de Sollacaro (Corse-du-Sud).
Le corps expéditionnaire français progresse ensuite vers la Toscane et délivre Sienne le 3 juillet. Ses unités libèrent l’île d’Elbe puis sont retirées d’Italie pour intégrer la première armée française commandée par le général de Lattre de Tassigny. Et ce sont ces soldats qui, au premier chef, débarqueront en Provence le 15 août 1944.
Le corps expéditionnaire sur le front d’Italie a permis aux Français, on l’a dit, d’être pris au sérieux au plan militaire par les Américains. Il a redonné sa fierté à l’armée française quatre ans après le désastre de 1940. Et aidé De Gaulle à faire reconnaître à notre pays un statut honorable à la fin de la guerre.
L’obsession du regard critique en histoire, la peur de paraître naïf, la hantise d’être accusé d’idéaliser le passé, les déchirements ultérieurs de la guerre d’Algérie, ont conduit à taire une réalité pourtant belle : dans les rangs du corps expéditionnaire français ont combattu aussi bien le grand athlète Alain Mimoun que le cinéaste Jean-Pierre Melville. Et ils étaient fraternellement côte à côte.
Guillaume Perrault