Bonjour à toutes et tous
Amitiés
Bernard
ALGER MON AMOUR !
Est-ce parce que je ne reverrai plus Alger qu’il vit si fort en moi désormais ? Ce dont on est privé ne tient pas forcément à un bonheur perdu mais à une souffrance qui peut devenir un bien spirituel. Ce fut peut-être ma chance d’habiter dans une maison pauvre sur les hauteurs de la ville.
Au sortir de la nuit, les façades ressemblaient à des armures blanches gainées d’or. La mer, au loin, scintillait dans une étendue vibrante, elle était un tissu suave qui allait s’enflammer d’un moment à l’autre. La belle ville !
Le vitrail jaune du soleil, les murs aux ombres bleues, les carrelages rouges, tout était gai en elle ! Gaieté, appétit caressant de vie… Il faut se satisfaire du visible quand on est peintre car avec le visible qu’on ressent le besoin d’un au-delà.
A se souvenir si fort d’une ville, on devient ce qu’on a aimé le plus au monde, on devient une mémoire hantée par l’amour. Nous sommes dans le vertige. Comme au sortir d’un songe, la beauté de la rade était pareille à un hiéroglyphe de sel au-dessus des terrasses roses où séchait la lessive de la famille Martinez.
Tout souvenir est terrible quand la mort a franchi le seuil d’une maison mais malheur à celui qui ne se souvient pas.
On raccommode son chagrin, on le lave à grande eau mais on ne peut pas l’effacer car, à la longue, on ferait un trou à son âme. Je regardais Alger avidement. Ses ruelles, ses boutiques, ses squares. Parmi les profils de lumière commençait une nouvelle, une heureuse, journée comme toutes ces journées dont nous fûmes, un jour, brutalement chassés. Et qui peut montrer à l’homme devenu vieux l’Ange de Lumière qui partageait ses jeux dans les rues d’une ville où il ne retournera plus ?
Entre poussière et rêve, un drapeau couleur d’écume et de sel se déchire, c’est le drapeau du nouvel Alger avec ses prisons. Dérisoire blancheur ! Il faut bien le dire doucement mais fermement : en cent trente années d’Algérie Française, il n’y a jamais eu, là-bas, ces milliers d’hommes prisonniers aujourd’hui.
Quel maître vorace est le souvenir de celui qui s’aventure dans le passé mais, à la longue, ce passé n’est pas autre chose que le néant où souffle le vent du Maghreb depuis toujours.
Dans la solitude et la grisailles de Versailles où je vis, à présent, la lumière d’Alger n’est pas une illusion et lorsqu’ils reviennent me hanter, je n’ai pas peur de revoir les visages des jeunes morts, camarades de classe de Bab-el-Oued tombés sur les plages du débarquement pour délivrer la France occupée.
Car nous n’oublierons jamais ceux qui furent fidèles et moururent saintement, vaillamment. Nous le savons bien, les jeunes persévèrent dans le sacrifice de leur vie tandis que les survivants deviennent images mouvantes, reniements, oubli dans les jeux d’équilibre toujours menacé de l’existence.
Les choses étant ce quelles sont devenues aujourd’hui avec les bagnes et les prisons d’Alger, ces jeunes Pieds-Noirs de Mascara, de Bône, de Blida, de Kouba, de Djidjelli, de Berrouaghia, de Ben-Chicao où je suis né, pourraient s’écrier à leur tour : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Dans cette société de faux plaisirs, de fausse charité, de fausse célébration des Droits de l’homme comme autant de spectacles télévisés voulus par le Pouvoir, notre souffrance de Pieds-Noirs est la marque absolue de notre authenticité.
Pour que les liens humains soient plus vrais, la souffrance les accompagne. Nous avons beau réfléchir, notre situation ne changera pas. Quand j’étais jeune peintre à Alger, je rêvais sans cesse du Musée du Louvre ; maintenant, à coté du Musé du Louvre, le froid me réveille et je pense à Alger, je ne vais plus au Louvre.
Ma ville natale me garde, je la plains comme je me plains. Et, surtout, je ne veux pas guérir de mon mal d’Alger en allant à Venise voir au Musée Correr les splendides portraits des Doges peints par Tintoret. La nuit, on écoute, parfois, battre son cœur, moi j’écoute le mien répandre dans mon esprit le souvenir d’Alger.
La vie se joue de nous mais on ne peut se saouler d’un songe comme d’un vin. L’espoir, rien que l’espoir, c’est aussi se dire que ce qu’on a aimé sur la Terre était ce qu’il y avait de plus vrai. Et chaque Pied-Noir, chaque femme Pied-Noir, a connu cette souffrance comme un châtiment injuste mais le vieux chagrin têtu est plus fidèle, plus vivant, que bien des caresses. Le mal qu’on nous a fait est une injustice et toute injustice corrompt l’avenir, nous en avons la preuve aujourd’hui.
Si je pense si souvent à Alger, c’est que mon esprit est comme une mouche emprisonnée dans une bouteille bleue que traversent les rayons du soleil d’Afrique. Mais nous sommes les enfants d’une Patrie de perdue, nous n’avons pas besoin d’être consolés ni même compris, ni même plaints par ceux qui vivent dans le meilleur des mondes possible, celui de leur confort, de leur égoïsme libéral et éclairé.
Il est vain de se plaindre à ces gens mais nous devons leur dire ceci : Les musulmans avaient un profond besoin de notre aide autant que nous avions besoin d’eux. Nous les aurions peut-être sauvés de l’anarchie et du désespoir si, précisément, des Français n’étaient pas intervenus contre nous, Pieds Noirs.
Aussi, ont-ils leur part de responsabilité dans le chaos qui n’a cessé de régner à Alger depuis notre départ. De ce côté de la mer, nous sommes libres dans le chagrin et la détresse mais à Alger beaucoup d’hommes en liberté surveillée ou emprisonnés connaissent des dangers et une humiliation qu’ils ignoraient en vivant à nos côtés.
Mais pitié pour ceux qui n’ont rien perdu alors que nous avons tout perdu et qui feignent de croire, qui disent et qui affirment en tous lieux, que tout le mal est venu des riches colons d’Algérie.
Alors, je vous demande ? Dans ce pays, Monsieur Bouyghe, Monsieur Fabius et d’autres ne sont-ils pas à leur manière de riche colons ? Personne ne met en accusation leur fortune. Ceux qui transformèrent des campagnes arides, n’était-ils pas normal qu’ils jouissent de leurs efforts ?
En quoi Monsieur Borgeaud, dans un département français, était-il plus coupable que Monsieur Bouyghe ?
La vie n’est pas tragique parce que nous devons nourrir un jour la vie est tragique parce qu’il n’y a pas de justice sur la terre.
Entre beaucoup d’Arabes d’Algérie et nous, il y avait bien plus que des souvenirs et de l’estime, il y avait une complicité.
Je vous rends grâce des années passées dans le travail à Alger, aujourd’hui ma mémoire est une lanterne magique, une grotte d’Aladin et tout s’apaise soudain : j’accepte d’être malheureux loin d’Alger mais je veux faire en sorte que ce malheur soit plus dur, plus limpide.
Dans cette eau mouvante et trouble, il faut retirer la vermine politique. Dépolitiser, cela veut dire décrasser. Au début, j’étais perdu dans mon chagrin, maintenant mon chagrin m’a donné une leçon de moral. Bien des plaisirs dissipés ressemblent à des spectres, le chagrin, lui, est comme un enfant innocent qui nous donne la main et nous console.
Avec ma vieille maman, dans cette ville froide où nous vivons désormais, nous jouons parfois le soir à nous promener en pensée dans les rues d’Alger, mais certains noms s’évanouissent. Je dis à ma mère : « Tu es rue Mizon, à Bab el Oued, tu dois te rendre place du Gouvernement, dis-moi ton chemin ? »
La tendre et vieille dame qui a travaillé tant d’années à Alger se recueille. Je me demande, le cœur serré comment elle a pu résister à tant de guerres et de déménagements. J’entends sa voix, elle me dit : « Je passe la rue Soleillet, j’arrive au square Général Farre… non… le square Guillemin… Je prends la rampe Vallée
Je longe à droite le jardin Marengo… » Silence. Elle a perdu son chemin. Ô le bonheur désespéré de cette recherche alors que la nuit est tombée sur Versailles comme sur la mémoire de ma mère. « Tu arrives au lycée Bugeaud » dis-je « Comment s’appelle la place ? » Elle cherche le nom, son cœur s’ouvre à qui l’écorche. Mais moi aussi, j’ai oublié le nom. Penauds et tristes, nous abandonnons le jeu dans le souvenir cruel d’une ville fantomatique qui se brouille, se dilue, s’oppose à nous mais que nous ne voulons pas quitter. Ma mère et moi, nous jouons de bon cœur sur un fond de désespoir. Nous existons encore. Nous voulons vivre.
Ayant perdu mes amis et les amateurs qui achetaient mes tableaux à Alger et à Oran, je fus, un moment, sans ressources à Versailles. Le museau noir de la misère est glacé quand il se pose, un jour, sur votre cou.
Rien à faire, l’inspiration disparaît avec les moyens d’existence. Sans argent, à Versailles, j’ai l’impression d’être défiguré par l’explosion d’une grenade. A Alger, un Arabe aurait partagé son pain avec moi. Je devins donc professeur de dessin et de décoration dans un lycée de briques rouges sur les hauteurs du Mont Valérien dominant le Bois de Boulogne.
A la veille des grandes vacances, retrouvant enfin une chaleur qui ne m’était pas inconnue, il m’arrivait, dans le vacarme de la cour de récréation, de m’isoler pour contempler la brume blonde qui montait de la gare. Un jour un professeur s’approcha de moi et me dit avec bienveillance : « Avec cette chaleur, vous devez penser à Alger. »
Juste ! Il m’avait deviné, comment pouvais-je oublier ma ville ? « C’est vrai » lui dis-je en confiance « j’étais heureux, là-bas. » Aussitôt j’entendis la réponse de mon collègue : « Pardi, vous aviez tous des domestiques arabes. » Et pourquoi pas un harem avec des palmiers et un patio ?
On s’étonne que les mensonges, les duplicités, ne noircissent pas le visage de ceux qui les commettent. Je me souvenais de ma mère, veuve à vingt ans d’un spahi tué à Verdun.
Je me souvenais de Vinceguerra, d’Esposito, de Garès, fis de maçon, de cordonnier, de matelassier pour lesquels la vie était âpre et qui s’éloignèrent à jamais d’Alger accusés d’être des colonialistes alors qu’ils laissaient tout derrière eux. Pourquoi, contre nous, cette ignorance, cette mauvaise foi des Métropolitains ?
Nous les dérangions. Avaient-ils mauvaise conscience comme le gouvernement qui fit les Accords d’Evian ? Il est aisé de comprendre les voleurs, on sait ce qu’ils veulent mais comment comprendre les honnêtes gens qui médisent de vous ? Avec douleur, nous nous sommes aperçu que, parlant des Pieds-Noirs, les Métropolitains se trompaient de portes, de noms, de dates, de lois et, disons-le, d’Histoire de France.
Autrefois, on disait « Alger, la blanche », on devrait dire aujourd’hui « Alger porte le deuil de la France. Elle est noire. »
Le Parlement vota une loi imposant une contribution nationale en faveur des agriculteurs victimes de la sécheresse. Rien de semblable n’émut les Chambres quand des milliers de Pieds-Noirs débarquèrent à Marseille, une valise à la main. Di les fantômes sont horribles, les vivants sont affreux parce qu’ils sont indifférents ou ingrats.
C’est le temps qui rendra justice aux pieds-Noirs. « Le temps, ce grand sculpteur » disait Madame Yourcenar… C’est sur lui que nous comptons et non sur la culture de l’Intelligentsia parisienne. Nous avons appris quelques chose que bien des gens de ce pays, qui n’ont jamais quitté leur province, leur ville, ne comprendront jamais. Qu’avons-nous appris ? A vivre sans sombrer dans la haine.
Beaucoup d’entre nous ont cru qu’ils ne pourraient jamais supporter l’arrachement à leur terre natale, non seulement ils l’ont supporté mais ils sont devenus meilleurs. Quant à ceux qui en moururent de chagrin, ils sont notre deuil. Pensant à eux, nous ne pouvons faire de la politique comme les autres, regarder des spectacles comme les autres. Avec eux, quelques chose dans notre cœur à péri, mais on ne meurt que seul.
On se résine depuis toujours au silence de Dieu, on se résigne moins au silence de ses compatriotes. Nous, Pieds-Noirs, nous avons toujours le sentiment d’être pris en otage mais une âme commune nous rassemble, comme un manteau de lumière.
Bien avant la fin de l’Algérie française, l’art avait évolué à Alger. Aux tableaux bruyants succédaient des toiles sobres obéissant à une recherche de gris. Mais le goût du concret, le besoin du réel, imprégnaient les recherches tandis qu’à Paris, l’abstraction érigée en système subventionné par tous les ministères de la Culture, ne cessait de s’épuiser en redites académiques.
Pour nous, Pied-Noir, c’est de nos sens, de notre peau qu’il s’agit d’abord face à une œuvre d’art, nous nous méfions d’un art purement intellectuel avec ses allégories cachées. Nous avions, à Alger, la force de nous sentir des ailes et mieux, d’en sentir la caresse dans la lumière.
Avec les Arabes que nous aimions et que nous respections, ce monde était le nôtre. Ensuite, ce qui devint comme un coup de couteau dans un bouge, si dur, si tragique avec le nouvel Etat algérien, fut dangereux parce que nous fûmes absolument seuls, placés dan une insécurité terrible.
Mais, pour chaque être, dans la distance, se réconcilier avec ce qui l’a fait souffrir à un moment de sa vie est la vraie porte de la Connaissance, la seule voie pareille à un acte de vertu juste et bon.
René-Jean CLOT
Peintre – Ecrivain et Poète
René-Jean Clot, né le 19 janvier 1913 à Ben-Chicao (alors dans la commune de Berrouaghia) en Algérie française et mort le 4 novembre 1997 à Clermont-Ferrand en France1, est un peintre-graveur et écrivain français. Il est lauréat du prix des Deux Magots en 1951 pour Le Poil de la bête et du prix Renaudot en 1987 pour L’Enfant halluciné.
Biographie (Wikipédia)
Après ses études de droit, René-Jean Clot se tourne vers l’art en intégrant l’École des beaux-arts d’Alger en 1934. En 1935, il s’installe dans un atelier de Montparnasse à Paris et reçoit de nombreux prix, tant pour ses œuvres littéraires que plastiques (prix Mesures de poésie et prix Paul-Guillaume en peinture). Il se lie d’amitié avec René Huyghe la même année. René-Jean Clot est également élève de Marcel Gromaire et d’Othon Friesz à l’Académie scandinave en 1936. René-Jean Clot développe notamment un gout pour l’art abstrait arabe tout autant que l’abstraction de Lascaux2.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est nommé par Jacques Soustelle contrôleur à Alger des missions de la France libre en 1942. Il publie alors L’Exil français et est lauréat de la Mission Tchad-Tibesti. Il suit en 1943 la division Leclerc en Afrique du nord et devient le peintre officiel de la Deuxième division blindée3. Il publie en 1945 Paysages africains, Tchad, Tibesti, Fezzan, Borkou relatant ce qu’il avait vu avec des portraits d’indigènes, loin des préoccupations de la guerre. Il réalise de nombreux paysages africains, dessins, peintures.
De 1948 à 1965, il publie de nombreux romans tels que Le Noir de la vigne, Fantômes au soleil, Le Bleu d’outre-tombe, et une pièce de théâtre, La Révélation, créée par Jean-Louis Barrault au théâtre de l’Odéon. Mystique, idéaliste et désabusé, il fit partie du groupe des littérateurs dits de « L’École d’Alger » auprès d’Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy, Jean Grenier et Max-Pol Fouchet notamment chez Edmond Charlot « aux vraies richesses ».
René-Jean Clot décide de se consacrer entièrement à la peinture à partir de 1965. En 1991donn il réalise une rétrospective de son œuvre peinte à la Galerie d’art contemporain de Chamalières et une exposition à l’espace Pierre-Laporte de Clermont-Ferrand.